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Fossile et vrai cauchemar dans les prisons turques
Parce qu'il avait acheté un oursin fossilisé, un touriste a été arrêté et a vécu pendant un mois un remake de «Midnight Express».


Par Florence AUBENAS

mardi 15 juillet 2003



«Quand on est venu me chercher, je n'étais même plus enthousiaste. J'étais déjà bouffé par la prison, je m'y voyais à jamais.» Le sac de Marc Landez était un des derniers à passer dans le détecteur à l'aéroport d'Antalya, en Turquie. Dans la salle d'embarquement, les autres touristes français du circuit «La Turquie des merveilles», 260-euros-la-semaine-tout-compris, vendu chez Leclerc-Voyages, attendent déjà le vol retour vers Paris. Le sac de Landez, graphiste parisien de 36 ans, avance sur le tapis roulant. Un policier se penche à l'oreille d'un autre. Avez-vous déjà rêvé de cette scène où, ingénu voyageur, vous vous trouvez attrapé au collet dans une langue inconnue alors que décolle en bout de piste l'avion qui aurait dû vous ramener ?

2 euros. L'interprète et guide de l'agence locale est là. Pendant le séjour, elle a averti contre l'achat de contrefaçons de grandes marques, durement réprimé. Rien d'autre. Cette fois, elle dit à Landez : «Il s'agit de l'oursin. Il reste ici et vous aussi.» L'oursin ? C'est le fossile marchandé 5 millions de livres turques, 2 euros, dans une échoppe à souvenirs de la «Vallée des amoureux» devant laquelle le car de l'agence les avait déposés.

Le 1er avril 2003, Landez est emmené à la prison d'Antalya, en attendant l'audience le mois suivant. «Premier jour : les gardiens ricanent en voyant ma chemise orange de touriste, écrit-il sur des bouts de carton, baptisés «journal intime». Quand je pose mes affaires, dans la cellule D17, dix paires d'yeux me regardent. "Un Français, un Français", s'écrie Assen, l'Iranien, qui se présente comme businessman et parle toutes les langues. Il n'y a que des étrangers : des Occidentaux, des types de l'Est, un Irakien très gentil qui a égorgé sa copine. Maintenant, je m'appelle Bir. Ça veut dire 1. L'Allemand qui occupait la couchette avant moi s'est suicidé. Il était là pour un cas comme le mien.»

Depuis deux ans environ, les autorités turques semblent avoir soudainement découvert les ressources de l'article 23 de la législation nationale 2863, datant de 1987. Elle s'inspire de la convention pour le patrimoine mondial, culturel et naturel de l'Unesco, qui permet notamment aux Etats signataires «toute mesure juridique» pour protéger antiquités ou pièces géologiques «d'une valeur universelle exceptionnelle». Une centaine de touristes ont déjà été arrêtés en Turquie, des Allemands surtout, les plus nombreux à visiter le pays. Quelques-uns ont ramassé près de sites archéologiques de simples éclats de pierre, quelquefois aussi des morceaux sculptés. Mais le plus souvent, ils ont acheté ces fossiles d'oursins ou d'étoiles de mer qu'on trouve comme du pain à la boulangerie en Cappadoce : dans les baraques à touristes, aux caisses de restaurant ou au musée de Mevlana, qui délivre même des factures. Les fossiles sont apportés par camions depuis le site des «Toros», une zone de fouille, puis vendus quelques euros. Aucun commerçant n'a jamais été inquiété : seule l'exportation est interdite, selon des juristes. «Il y a une prise de conscience récente du pillage du pays, mais ces lois sont en effet assez imprécises et peuvent frapper large», explique l'ambassade de Turquie à Paris.

Combines. «Sixième jour. Si je reste, je perdrai tout ce que j'ai en France, écrit Landez dans son journal. On paie l'électricité qui doit être allumée en permanence. Si on refuse, les gardiens nous enlèvent le frigo et la machine à thé. [...] Treizième jour. Aujourd'hui, on nous donne à manger un oeuf et du persil. Il y a un arrangement dans la cellule : ceux qui n'ont pas d'argent font les basses besognes pour se payer des fruits. Le Chinois mange tout et jette mes affaires à la poubelle. Il a monté un complot pour faire croire "qu'on faisait du sexe". On a réussi à le dégoupiller contre deux paquets de cigarettes. Les gardiens passent leur temps à nous demander à manger, du thé, des cigarettes. En Turquie, un touriste en prison rapporte plus qu'un touriste en liberté.»

Les détenus comparent leur histoire. La même, à la minute près : une ou deux personnes seulement sont arrêtées alors que, dans le même groupe, tous ou presque ont acheté des fossiles. Un expert archéologue arrive en moins d'un quart d'heure pour attester le délit. Dans la foulée, se présente un avocat, généralement amené par le guide local, qui se volatilise ensuite. Honoraires de la défense : environ 3 500 euros. Selon plusieurs dossiers de touristes allemands, la première audience ne juge pas l'affaire au fond mais fixe seulement la caution d'une mise en liberté avant le procès. 6 000 euros. «On a parfois l'impression d'être tombé dans un piège organisé», dit Landez.

«Je vais crever ici». «Quinzième jour. La douche, tous les dix jours, est le seul moment où on sort. On remplit des poubelles d'eau, on se lave dedans. Le reste du temps, nous restons dans la cellule ou dans une cour de 7 mètres sur 5. Des luttes au corps à corps se déclenchent périodiquement. Dix-neuvième jour : les gardiens m'emmènent dans l'entrepôt de la prison pour récupérer des papiers dans mon sac de voyage. Je le vois encore intact, au-dessus d'une pile de bagages couverts de poussière, dont les propriétaires ont dû être oubliés ici depuis longtemps. Je tombe sur mon masque de plongée, mon maillot de bain. Je vais crever ici, comme Diego, mon chien, quand je l'ai trouvé dans sa cage à la SPA.»

Au bout de trois semaines, Landez entre pour la première fois en contact direct avec sa famille: «Préparez l'argent.» Son père lui répond : «Le consul et le ministère nous disent de ne pas payer.» Landez manque devenir fou. «On est prêt à n'importe quoi pour sortir.»

Son journal reprend. «Vingt-cinquième jour. Deux nouveaux touristes allemands sont amenés pour des fossiles et le plus jeune pleure beaucoup. Tout est bouleversé dans la cellule. Le groupe des prisonniers occidentaux est désormais plus fort en nombre et en puissance financière que ceux de l'Europe de l'Est. Les plus riches d'entre nous peuvent désormais commander des choses superflues sans être rackettés. Cela me fait mal de les voir avec leur confiture de pétales de rose. Comment éviter les conflits ? Quand les types de l'Est étaient les plus nombreux, ils se mettaient ensemble pour la nourriture et le ménage.»

Le 9 mai 2003, Marc Landez comparaît devant le tribunal d'Antalya. «Quand on est venu me chercher, je n'étais même plus enthousiaste. J'étais déjà bouffé par la prison, je m'y voyais à jamais.» Caution ? 6 000 euros. «Elle sera confisquée si l'accusé ne se présente plus devant la cour», annonce le tribunal. L'argent finit par arriver avec trois jours de retard. Landez atterrit en France le 13 mai. Au procès du touriste suivant, la caution a grimpé à 9 000 euros.

A Paris, Stéphane Martiano, l'avocat de Landez, a déposé une plainte civile contre Leclerc Voyages pour manquement au devoir dans le conseil et l'information. Nous avons vainement tenté de les contacter.